Comme l’affirmait Samir Khalil Samir, « les Occidentaux s’intéressent à l’autre en fonction d’eux-mêmes et ne cherchent pas à comprendre l’islam tel qu’il est. »
Dans cet article écrit à Tanail (Liban), le 10 avril 1996, le père Henri Boulad nous partage le fruit de sa recherche sur la nature de l’islam. Il conteste vigoureusement le mythe d’une différence essentielle entre l’islamisme et l’islam.
Un article toujours d’actualité, d’autant plus que des auteurs comme Hamid Zanaz dans son petit livre intitulé « L’islamisme vrai visage de l’islam », défendent le même point de vue, doctrine et faits à l’appui.
Pour tout dire, et ce depuis les origines de l’islam, religion et société ont toujours été inséparables. Et quatorze siècles plus tard… c’est toujours aussi vrai : toutes les sociétés musulmanes ont été des sociétés intégratives, totales, totalisantes, pour ne pas dire totalitaires… et ce… jusqu’à aujourd’hui.
L’islamisme, c’est l’islam
Il y a quelques années, le grand juriste Égyptien Saïd el-Achmaoui publiait son fameux livre « Al Islam as-siyâssi » traduit en français sous le titre : « L’islamisme contre l’islam ». Dans cet ouvrage, Achmaoui cherchait à montrer que l’islamisme est une déviation, une perversion du véritable islam, dont l’orientation est uniquement spirituelle et religieuse.
Je prendrai ici le contre-pied de la position de Achmaoui en affirmant que « l’islamisme, c’est l’islam ». Cette affirmation n’a rien d’arbitraire ou de fantaisiste. Elle ne relève pas d’un parti-pris ou d’une provocation, ni d’une prise de position fanatique ou intolérante, ni d’une approche volontairement négative ou réductrice.
Je pense au contraire que cette affirmation est parfaitement cohérente avec l’histoire et la géographie, avec le Coran et la Sunna, avec la vie de Mohammed et l’évolution de l’islam, avec ce que l’islam dit de lui-même.
Je refuse la position de ceux – musulmans ou chrétiens – qui se voilent la face, jouent à la politique de l’autruche, tournent autour du pot, refusent de voir la réalité en toute objectivité, ou prennent leurs désirs pour des réalités, au nom du dialogue et de la tolérance.
On dira que le problème de l’islam est plus complexe, que ma position est simpliste, simplificatrice et tend à l’« amalgame », comme on dit aujourd’hui.
Je suis tout à fait conscient de la variété des islams. J’ai même une conférence de deux heures sur « Les six islams » où je déploie l’éventail des différents islams, depuis l’islam ouvert, libéral, modéré et laïcisant, jusqu’à l’islam le plus radical, en passant par le soufisme, l’islam des confréries et l’islam populaire.
Je suis parfaitement au courant de toute la tendance actuelle de l’islam laïque et laïcisant, moderne et modernisant. Je pense malgré tout que ce courant n’est guère représentatif de l’islam officiel, de l’islam orthodoxe et classique, de l’islam sunnite tel qu’il s’est toujours manifesté, tel qu’il s’est toujours voulu, tel qu’il se veut encore aujourd’hui.
D’où le rejet par l’islam officiel de tous les penseurs et intellectuels qui, cherchant à réinterpréter l’islam à la lumière de la modernité, se font taxer d’hérétiques, d’apostats ou de déviationnistes.
L’islamisme n’est ni une caricature, ni une contrefaçon, ni une hérésie, ni un phénomène marginal et aberrant par rapport à l’islam classique orthodoxe sunnite.
Je pense au contraire que l’islamisme, c’est l’islam à découvert, l’islam sans masque et sans fard, l’islam parfaitement conséquent et fidèle à lui-même, un islam qui a le courage et la lucidité d’aller jusqu’au bout de lui-même, jusqu’à ses dernières implications.
L’islamisme c’est l’islam dans toute sa logique, dans toute sa rigueur.
L’islamisme est présent dans l’islam comme le poussin dans l’oeuf, comme le fruit dans la fleur, comme l’arbre dans la graine.
La nature de l’islamisme
Mais, qu’est-ce que l’islamisme?
L’islamisme, c’est l’islam politique, porteur d’un projet et d’un modèle de société visant à l’établissement d’un État théocratique fondé sur la charia, seule loi légitime – parce que divine – telle que révélée et consignée dans le Coran et la Sunna, une loi qui a réponse à tout.
Il s’agit là d’un projet global et globalisant, total, totalisant, totalitaire.
Car l’islam est un tout : une foi et un culte, un horizon et une morale, un mode de vie et une vision du monde. Intransigeant, il offre le salut ou la perdition.
L’islam est LA vérité qui ne supporte pas le doute et ses adeptes forment « la meilleure des communautés ».
L’islam se veut à la fois religion, état et société – « dîn wa dawla ». Et c’est ainsi qu’il a été tel depuis ses plus lointaines origines.
Le passage de la Mecque à Médine, qui marque le début de l’ère musulmane, l’Hégire, signifie que l’islam cesse d’être une simple religion pour devenir État et société. L’Hégire est le moment où Mohammed cesse d’être simple chef religieux pour devenir chef d’État et leader politique.
Religion et politique seront désormais indissolublement liées.
« L’islam est politique ou n’est rien. » (Khomeiny)
La « soumission » à Dieu – qui est le sens même du mot « islam » – est aussi bien exigée du croyant que de l’État. Le pouvoir politique se voue donc entièrement à une mission religieuse. C’est l’annexion de la politique par la religion.
Caractéristiques fondamentales de l’islam
Globalisant, totalisant, totalitaire
Ce qui frappe dans l’islam, c’est son extraordinaire cohésion. Car dans l’islam se mêlent indissolublement, inextricablement le sacré et le profane, le spirituel et le temporel, le religieux et le civil, le public et le privé. L’islam couvre et embrasse tous les aspects de la vie et de la société. C’est en ce sens que je disais plus haut que l’islam est global et globalisant, total, totalisant et totalitaire. L’idée d’un islam laïque est en soi une hérésie. Il contredit l’essence même de l’islam.
Toujours intégrateur, jamais intégré
L’islam est un creuset fusionnel intense qui engendre un tissu social fortement structuré et donne à une société consistance, cohésion et continuité. D’où son extraordinaire capacité d’intégration. L’islam a toujours été intégrateur, jamais intégré; toujours assimilateur, jamais assimilé. Une seule exception : l’Espagne… En fait, ce recul n’a été possible que par les moyens que nous connaissons.
Simplicité et souplesse à partir d’un noyau irréductible
Autres atouts de l’islam : sa grande simplicité. Simplicité de son dogme, de sa morale, de ses principes. Sa souplesse, son élasticité, sa capacité quasi infinie d’adaptation, à partir d’un noyau dur, solide, irréductible.
C’est cette souplesse de l’islam qui explique en partie sa foudroyante expansion tant en Afrique qu’en Asie. Ce continent, dans lequel le christianisme a pénétré six siècles avant l’islam, ne compte que 3% de chrétiens, alors qu’on évalue à près de 30% le nombre de musulmans.
Le Djihad
Un dernier point : le djihad. Le djihad n’est pas un aspect marginal, un accessoire de l’islam. Il constitue une des principales obligations du croyant. On a voulu interpréter ce terme de façon réductrice, comme si le djihad n’était qu’un combat spirituel et intérieur, un combat contre les passions et les instincts.
Non, les textes sont clairs : il s’agit bel et bien d’un combat par l’épée et ce n’est pas un hasard si l’Arabie Saoudite et tel ou tel groupe islamiste représentent un glaive sur son écusson (voir Coran : 2.216-217; 3.157-158; 3.169; 8.17; 8.39; 8.41; 8.67; 8.69; 9.5; 9.29; 9.41; 9.111; 9.123; 47.35; 59.8).
Une religion de force et de puissance
Il y a dans l’islam l’idée de force, de puissance. L’islam est la religion de la force. Elle s’impose souvent par la force et ne cède en général qu’à la force. C’est un fait : historiquement l’islam s’est souvent étendu par la contrainte et la violence. Il n’est que de consulter les ouvrages de Bat Ye’or pour s’en convaincre. D’ailleurs, l’islam ne divise-t-il pas le monde en deux : la demeure de l’islam et celle de la guerre – « Dar al-Islâm wa dâr al-harb » ?
L’islam a pour ambition et pour prétention de convertir l’humanité entière. Il est par essence planétaire, universel, à l’instar du christianisme. C’est la prétention de ces deux religions à l’universalité qui explique leur incompatibilité et leur rejet réciproques. Pour le musulman, il n’y a qu’une seule vraie religion, l’islam : « Inna-dîn ‘ind-Allah al-Islâm ».
Le musulman a en lui la certitude d’avoir raison, de posséder la vérité. Cette conviction a pour conséquence la froide détermination d’aboutir, de réussir un jour à conquérir le monde, envers et contre tout. Rien ne l’arrêtera.
Car l’islam compte avec le temps. Il a le temps, il a tout le temps, il a toute l’éternité. Il y a dans l’islam la patience infinie du bédouin suivant sa caravane. Ça prendra le temps que ça prendra, mais on y arrivera.